Part two

3.Soigner les racines
Pour soigner une maladie radicale, comme la crise que traverse l’homme contemporain, il faut traiter la racine. La racine est la partie la plus profonde de l’arbre, de son corps visible. Aujourd’hui nombreux revendiquent les racines chrétiennes de la culture et de la société européenne. Dans l’évangile, Jésus affirme que l’arbre se reconnaît aux fruits. Si les fruits de l’arbre Europe, que nous mangeons tous dans le monde entier, sont pourris et toxiques, il nous faut peut-être examiner ses racines avec un peu plus d’attention.

Sur le plan historique, les premiers symptômes de la maladie de la culture européenne se sont déclarés autour du XIIème siècle quand l’expérience mystique a commencé à être écartée et souvent même persécutée par l’église elle-même. Mais le germe de cette maladie est à rechercher dans la racine elle-même. Et c’est proprement la métaphore de l’arbre qui peut nous offrir des indices révélateurs : l’arbre bon, tel qu’il est mentionné dans les évangiles à diverses occasions, est celui qui produit de nombreux fruits. Il est vrai aussi que nous trouvons souvent dans les paroles de Jésus des affirmations invitants à abandonner la quête du gain matériel et à ne pas se soucier de la production et de l’accumulation. Plus insistant encore sont ses avertissements pour faire fructifier, qu’il s’agisse de la vigne ou des talents, et pour couper net, extirper et brûler tout ce qui ne donne pas de fruits. Le figuier qui ne produit pas de figues en hivers, hors saisons, est maudit et s’assèche. Celui qui porte des fruits aura la récompense du royaume des cieux et celui qui ne donne pas de fruits est destiné au feu éternel. La culture européenne a été tellement affectée par cette vision productrice qu’elle s’est structurée sur une didactique éthique faisant du progrès, de la croissance et du quantitatif des valeurs fondamentales de son histoire récente.

Dès le début de l’âge moderne, l’idéal qui soutenait la vision eschatologique de la chrétienté s’est appliquée de plus en plus à la réalisation de valeurs, sans doute suprêmes, comme la justice, l’égalité, la liberté, mais qui regardent l’histoire et le monde des hommes. Toute l’attention et le dévouement à la vie intérieure s’est déplacée pour soutenir ces valeurs suprêmes de la vie de l’homme dans le monde. Aujourd’hui la mentalité contemporaine a complètement oublié ce qui était fondamental dans la vision mystique et spirituelle, religieuse et philosophique. Encore avec les mots de Saint Augustin, mystique, philosophe et théologien : « Ne sors pas dehors de toi-même, retournes en toi-même; la vérité réside dans l’intérieur de l’homme; et si tu trouveras ta nature inconstante, transcendes-toi » (De la vrai religion XXXIX). Le progressif déplacement du barycentre de l’homme en dehors de lui-même culmine, à l’époque moderne, dans la recherche de la valeur et du sens de sa propre vie presque exclusivement dans le monde des relations avec son environnement.

Dans ce contexte, pour les hommes et les femmes du troisième millénaire, le bouddhisme peut être un facteur déterminant pour une authentique conversion.
La conversion dans le bouddhisme n’est pas la conversion au bouddhisme, dans le sens de l’adhésion à une doctrine qui s’appelle bouddhisme. La conversion est ce que Dôgen indique de la manière suivante dans le Fukanzazengi: 須らく回光返照の退歩を學すべし – subekaraku ekō henshō no taiho wo gakusubeshi – Il est essentiel d’apprendre à faire un pas en arrière, en retournant la lumière éclairer l’intérieur.

Le bouddhisme peut exercer la fonction de montrer à l’homme contemporain, occidental et oriental, quelle est la seule chose importante, parce que selon les paroles de l’Evangile : « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt. 6,19-21). Cela semble bien être le plus grand problème de l’homme contemporain : il ne sait plus où se trouve son trésor et donc il met son cœur là « où la teigne et la rouille détruisent, et où les voleurs percent et dérobent ». Le bouddhisme peut enseigner à l’homme occidental, absorbé en dehors de lui-même vers une perspective de progrès infini conduisant nulle part, à s’arrêter, à se tourner à nouveau vers lui-même, à s’illuminer lui-même pour chercher, en lui-même et à partir de lui-même, son propre trésor.

4.De quelle façon?

Face à la problématique que nous avons discuté jusqu’ici, le bouddhisme présente un grand avantage sur les autres religions : il n’a jamais élaboré une idée de Dieu, il n’a jamais « pensé Dieu ». Ce que les chrétiens appellent Dieu est pour le bouddhisme impensable. Le bouddhisme n’a pas besoin de libérer l’homme de Dieu comme l’invoquent les mystiques chrétiens, parce que, justement, il n’a jamais donné de substance et de soutien à une quelconque idée de Dieu. Libre de Dieu, l’homme est aussi libre de lui-même, qu’il s’est fait à l’image de Dieu.

Puisque dans le bouddhisme il n’y a aucun objet de foi ni de pensée qu’on appelle « Dieu », et par conséquent il n’y a pas de nom pour cet objet, on peut dire, si on superpose approximativement le langage chrétien et bouddhiste, que ce que les chrétiens appellent Dieu est complètement vide dans le bouddhisme, ni existant ni non existant, et ne peut fournir aucun prétexte pour élaborer une idée de Dieu ni une idée d’un moi devant lui. Enfin, si nous voulons continuer à utiliser le mot Dieu, pour rester dans la terminologie occidentale, nous pouvons dire que dans le bouddhisme Dieu et l’esprit de l’homme sont déjà non-deux, parce que c’est dans l’expérience même d’un tel vide limpide que l’homme se rencontre lui-même. Il rencontre son propre esprit, vide de Dieu et de lui-même.

A la différence des religions et des philosophies occidentales, le bouddhisme n’a pas peur du vide. La pensée occidentale ne s’est jamais sérieusement confrontée avec le vide, parce que, d’une façon ou d’une autre, elle a toujours assimilé le vide au néant. La pensée occidentale a construit une ontologie autour du vide et l’a représenté comme équivalent au néant, pour s’en éloigner, horrifiée.

Pour le bouddhisme, à l’inverse, le vide n’est ni une entité ni un substantif mais plutôt un attribut, l’attribut fondamental de toute chose. C’est la caractéristique qui rend possible que chaque chose soit ce qu’elle est, un miraculeux vide qui prend forme. Le bouddhisme c’est demeurer dans la nature vide de la réalité, que ni les teignes et ni la rouille ne peuvent attaquer, là où il n’y a rien à prendre, à gagner, à voler.

Le bouddhisme n’est pas une explication de la réalité, une cosmologie ou une philosophie herméneutique. Ce n’est non plus ni une utopie ni une doctrine sociale permettant de modeler la réalité. Ce n’est ni une doctrine ni une orthodoxie. Ce n’est pas une thérapie pour soigner le mal-être psychologique individuel. Le bouddhisme est la voie qui indique comment mettre en pratique l’expérience indifférenciée de l’homme et de…, du relatif et de l’absolu, du conditionné et de l’inconditionné, du fini et de l’infini. C’est une expérience de profonde unité qui ne peut être vécue que dans la foi, dans l’abandon et le renoncement à poser la pensée humaine comme détermination finale de la réalité.

Dans l’expérience chrétienne la foi est un mouvement de l’esprit, un élan du cœur au-delà de lui-même, une ouverture inconditionnelle à Dieu. Dans le bouddhisme la foi est une expérience vécue totalement avec le corps et l’esprit, un acte de confiance pure et serein sans la moindre construction d’un objet, laquelle, d’ailleurs, est toujours le premier pas vers l’aspiration pour se l’approprier. Cette expérience est synthétisée dans l’assise silencieuse, cet acte du corps, du mental et de l’esprit que nous appelons zazen. Zazen est l’acte de la foi, la foi en acte parce que c’est le moyen concret, la position du corps et de l’esprit qui met en pratique cette relation non duelle dans la simple assise. Dans une terminologie chrétienne, nous pouvons dire qu’en zazen Dieu et l’homme sont non-deux, parce qu’en zazen on est libre de Dieu et du moi. Ou encore dans les paroles de Dogen : 自己の身心および他己の身心をして脱落せしむるなりjiko no shinjin oyobi tako no shinjin wo shite datsuraku seshimuru nari – abandonner corps et esprit de soi-même et corps et esprit de l’autre. Ici la relation n’est pas soutenue par l’idée du moi ni du toi, la relation est elle-même identité et rien n’obstrue la liberté.

Cela – au moins dans un environnement de personnes qui pratiquent zazen depuis longtemps – n’est pas si difficile, du moins à comprendre. Bien plus difficile est la réalisation et la transmission de la qualité qui transforme le zazen en un acte religieux dans une vie religieuse, tout en le tenant à l’abris de devenir – comme cela a été le cas maintes fois – une voie de puissance, d’acquisition de pouvoir et, en définitive, une forme de vie soutenue par la mort. Cette qualité fait qu’on peut être grand seulement en demeurant petit, maître seulement en vivant comme un disciple, sans aucune velléité ni d’accumuler, ni d’apparaître ni de compter.

Afin de jouer un rôle vital dans le processus historique actuel – au-delà des rituels de parade auxquels nous sommes invités ou nous participons « de façon qu’il y ait aussi les bouddhistes » aux tables plus ou moins rondes du banquet « interreligieux », pour avoir droit si possible à un morceau de tarte – une profonde réforme de l’intérieur est avant tout nécessaire. Il faudra progressivement abandonner la dérive formaliste, hiérarchique et ecclésiastique qui est en train d’absorber tant de notre énergie, revitaliser la spiritualité de la simplicité et de la gratuité, la culture du cœur innocent au lieu de consolider la volonté de puissance. Sans la capacité, avant tout, de convertir notre cœur, notre présumée capacité à pratiquer zazen n’aura aucun sens et cela pourra finir par devenir – comme beaucoup de signes l’indiquent et le démontrent déjà – une autre proie que le monde de l’accumulation et du “mien” serait bien heureux d’absorber pour en faire un autre instrument raffiné.

La tradition n’est pas une force d’inertie, ni la répétition mécanique de gestes et façons de faire stéréotypées, la transmission n’est pas l’appropriation de modèles ni l’exhibition personnelle de certificats et documents. Prendre soin de la génération présente et à venir n’équivaut pas à consolider l’atteinte d’une quelconque position et à protéger son troupeau. La réforme incessante qui fait bouger la roue du dharma est le retour même à ce vide vital chaque fois qu’elle risque de s’embourber dans le calcul des bénéfices et des profits.

5.Conclusions

Mais dira-ton, devant cette crise globale qui met en discussion le futur même de l’humanité : voilà tout ce que le bouddhisme propose? Dans un monde qui est en permanence en guerre avec lui-même, le bouddhisme ne propose-t-il pas une solution alternative, un modèle ou un projet d’un monde différent ? Nous dit-il simplement de s’arrêter, de rentrer en soi-même, d’illuminer sa propre vie à la pratique du zazen et de témoigner dans son environnement de la préciosité de la qualité spirituelle et existentielle de l’innocence ?

C’est exactement cela. Le bouddhisme peut faire pour le monde rien de plus et rien de moins que ce qu’il peut faire pour moi, pour chacun de nous : je peux faire pour les autres, pour le monde entier, ni plus ni moins que ce que je peux faire pour moi-même. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

On ne peut pas revenir en arrière. Un vieux ne redevient pas jeune, un mort ne redevient pas vivant : de la même façon ni un seul individu ni le monde entier ne peuvent revenir sur leurs pas. On ne peut pas revenir au stade avant l’amorce du processus historique qui nous a emmené là où nous sommes et refaire le parcours d’une autre manière pour échapper aux erreurs perpétrées. Mais si retourner en arrière est impossible, revenir à zéro est possible. Revenir au point zéro, et repartir de là chaque fois: voilà la conversion de chacun qui peut convertir le monde entier. Le bouddhisme, en Occident comme en Orient, peut exercer cette fonction car il ne s’agit pas de la recette d’un monde meilleur ou d’une doctrine pour transformer ce monde en un monde différent : le bouddhisme ne consiste pas à se faire d’illusions à propos des illusions ni de s’éveiller des illusions. C’est l’adhésion, dans les actes et dans la pensée, à la voie du Milieu qui n’investit ni dans l’accomplissement de succès – qui apaisent pour un moment la soif sans fin des désirs – ni dans le renoncement autopunitif et désespéré en attendant la mort. Ces deux extrêmes se manifestent au cours de l’histoire de façons toujours différentes. Aujourd’hui un extrême semble être représenté par le mythe de la croissance et du progrès, individuel et collectif, tandis que l’autre dans l’anéantissement de soi-même et dans la négation de ce monde parmi les nombreuses voies de l’engourdissement, qu’il s’agit du fanatisme religieux ou idéologique, de la drogue ou du travail acharné. Le retour sans cesse à la voie du Milieu, indiquée par le bouddhisme, est une œuvre sans fin car l’enjeu est la vie éternelle, et n’est donc pas confiné à un temps particulier.

Dans un monde qui exalte la jouissance effrénée ici et maintenant afin de satisfaire tous les désirs imaginables, le style de vie des bouddhistes dans le monde est la seule preuve valide de leur fidélité à la voie qu’ils témoignent : personne ne peut certifier pour moi que je suis en train de marcher sur la voie du Milieu. Je ne peux non plus le faire par moi-même. Le bouddhisme, en Occident comme en Orient, peut fournir tous les instruments que la tradition a élaborés pour cette œuvre infinie de réorientation, mais il doit éviter l’erreur que la civilisation occidentale a commis, à savoir transformer le moyen en une fin.

Le christianisme occidental a peu à peu transformé les églises, qui étaient à l’origine des communautés de personnes qui se soutenaient les unes les autres pour parcourir le chemin ouvert par Jésus, en l’Eglise, une institution qui se prétend dépositaire de la pensée et de la volonté de Dieu, et donc qui est la fin en elle même, le but. Le bouddhisme doit être très attentif à éviter ce genre d’erreur, du moment qu’il prend aussi des formes institutionnalisées en Europe et en Amérique.

Le but du bouddhisme est l’éveil qui ouvre la voie vers la libération du mal, vers la paix. Il ne s’agit pas de la construction d’une ou de plusieurs institutions religieuses, puissantes, nombreuses, efficaces. Une institution bouddhiste, soit elle un petit centre, un monastère ou bien une structure centrale, ne trahit pas sa vocation seulement si elle est au service de la foi et de la pratique de chaque homme et femme dans la voie de l’éveil. Elle ne peut pas se charger de certifier l’authenticité et la bonté du chemin de qui que ce soit, elle n’a pas non plus pour objet d’attribuer des charges, des titres, des diplômes ni de fournir une identité de substitution, un rôle ou un statut, un nouveau masque avec les traits « bouddhistes ».

S’éveiller des illusions, que nous appelons expérience de Bouddha, est de voir, avec ses propres yeux, que chaque forme est une illusion et l’illusion suprême est de penser qu’il y a « quelque chose » qui n’est pas une illusion.

L’aller et venir même du monde,
Dépendant et conditionné par quelque chose d’autre, est,
Ni dépendant ni conditionné par quelque chose d’autre,
le nirvana. Ceci est l’enseignement
(1).

Jisō Giuseppe Forzani
Mauricio Yūshin Marassi
Octobre 2009.
(Traduit en français par Olivier Porte)

(1)Nāgārjuna, Mādhyamakakārikā, Fundamental Verses of the Middle Way, 25, 9.

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